dimanche 15 janvier 2017

Chraumatisme (3/3)



Elle semblait de plus en plus pâle, sans doute était-Elle malade ! Elle avait le souffle court et avait porté sa main sur sa poitrine. Elle grimaçait, elle devait avoir mal s’interrogea-t-il… Pourquoi juste au moment où il aurait tenu sa main d’aïeule ? Pas de temps à perdre, il fallait appeler les secours.

* * *

Elle était toujours aussi pâle, sa main était si froide que quand le S.A.M.U. arriva, il n’y avait déjà sans doute guère plus d’espoir.

Ses couleurs ne reviendraient jamais, ce balcon serait désormais gris comme tout le reste de cet univers, de ces gens…

* * *

Tout était noir. Où étaient passées tous ces gens pleins de vie ? Avait-elle fini par quitter ce monde d’ennui, ce monde où seul le spectacle de l’agitation des autres la maintenait en vie ? Et ce jeune homme, qui était-il ? L’avait-Il tuée ? Avait-il été son pourfendeur ? Et si, en fait, Il l’avait libérée ?

Elle se sentait flotter, prête à décoller de son fauteuil roulant maudit où l’avaient abandonnée ses cinq ingrats d’enfants. 

« Et voilà que je trépasse le jour où quelqu’un vient enfin vers moi… Les années sont cruelles, mais au moins, j’en suis libérée… Merci jeune homme… Et que diable souriez ! Où que vous soyez, où que vous alliez ! »

* * *

C’était bel et bien terminé, aucun soin n’avait pu la ramener à Elle. Le décès venait d’être constaté. 9h30. Comment allait-il expliquer sa présence ici, chez cette inconnue ? Il sentit la panique grouiller dans son ventre.

Alors que les ambulanciers recouvraient le visage de la vieille femme, il la vit sourire. «Elle est encore vivante !» «Non monsieur, je suis désolé.» Il jura qu’elle avait bougé les lèvres, mais personne ne le crut. Il fallut le maîtriser tant il s'agita, refusant l’évidence.

« Calmez-vous, monsieur ! C’est fini ! »


Il pleura à son tour, peignant le sol des couleurs de ses larmes aquarelles. Elle avait souri, il n'en démordait pas; pourtant le corps raide et pâle ne laissait plus de place au doute.


Avait-Elle trouvé la paix dans une mort aussi absurde ? Et puis quelle mort ne l’était pas, absurde ? Il décida de ne pas poursuivre sa réflexion. Chercher à donner un sens à la mort ne ferait que lui faire perdre du temps alors qu'il lui fallait donner un sens à sa vie. Pourtant...

Il partagerait avec le monde ce qu’il avait vécu, les couleurs qu’il avait aperçues ces deux jours d’hiver. 

Il lui devait bien ça… 


* * *


Remonter le courant de passants sur ce trottoir gris pierre, se faufiler entre ces gens qui avaient tant à apprendre et tant à offrir, ces gens qui marchaient comme des fourmis. C’était ainsi qu’il vivait toutes ces matinées-là. Il voyait leurs cœurs battre en même temps que leurs paupières. Ils étaient tous prêts. Il suffisait d’aller vers eux. Le monde était une pièce éteinte dont l’interrupteur était à la portée de tous. Il suffisait de tendre le doigt pour inviter les couleurs à égayer le ciel hivernal de la grise ville.

Chraumatisme (2/3)




Elle avait levé le doigt. Et ce doigt, c’était cette foudre qu’il attendait. Elle lui intimait de venir auprès d’Elle. Il prit son courage, comme d’anciens guerriers auraient brandi leur claymore, puis il marcha sans la quitter du regard, fissurant la foule sur son passage, vaillant chevalier sans armure.
Il y était au pied de l’immeuble, sous son balcon. Il avait levé la tête vers Elle et vers le ciel qu’elle illuminait de son sourire radieux. Tout s’assombrit quand elle disparut, quittant la véranda de leur émoi. Puis un son affreux, électronique, précéda un bruit de verrou. Il poussa la porte et pénétra dans le palais offert, il monta degré après degré l’étroit escalier en bois trop poli, glissant. Sa main caressait la rambarde comme si elle était le bras de celle qu’il allait enfin approcher. Il ne l’avait remarquée qu’hier et pourtant… Il avait l’impression d’avoir pris trop de temps à agir… Trop de temps…
L’escalier grinçait lentement et régulièrement, il montait calmement, sans énergie comme quand il nageait dans la cohue. Il entra, charmant mais le visage aussi fermé que la porte la seconde qui suivit.
Ils se regardèrent, sans mot dire.


* * *


Pourquoi diable avait-elle attiré ce jeune homme chez elle ? Et si finalement Il ne voulait pas être sauvé ? Il avait finalement tout l’air d’un horrible pervers, un de ces renfermés qui abritent les pires démons.


* * *


Son sourire se fana, ses couleurs fondirent comme neige au soleil, dégoulinant en grisaille de pleurs. Il ne comprenait rien.
Pourquoi l’avait-Elle appelé ? Et lui, pourquoi était-il vraiment venu la voir finalement ? N’était-ce pas trop beau pour être vrai après tout ? Le masque de l’illusion venait de tomber à ses pieds…


* * *


Il était là, face à elle, Il semblait se délecter des salées qui se mutinaient aux bords de ses yeux. Elle eut envie de partir en courant. Oh oui, elle en eut l’envie ! Elle essaya même, mais ses jambes ne lui répondaient plus.


* * *


Elle lui rappelait quelqu’un. C’était souvent ainsi au fond, on était attiré par des êtres qui nous en remémoraient d’autres, parfois disparus ou perdus de vue…
Elle semblait apeurée tout à coup. Qu’avait-il fait ? Que se passait-il ?


* * *


Il s’agenouilla devant elle, mi-ange mi-démon. Il faisait mine de venir à son secours, mais Il venait pour lui voler sa joie, Il avait déjà réussi en fait. Non ! Il s’approchait encore et elle ne pouvait pas fuir, les roues de son fauteuil étaient si lourdes tout d’un coup pour ses petits bras fébriles.Son souffle se coupa quand Il prit sa main dans la sienne.

Chraumatisme (1/3)





Remonter le courant de passants sur ce trottoir à la pierre sale et abîmée, se faufiler entre ces gens qui n’en avaient rien à faire des autres. Ces gens qui marchaient pour eux, seuls au monde parmi la multitude. C’était ainsi qu’il vivait toutes ses matinées. Il les voyait ces pantins ignorants et déconnectés de la vie, la vraie vie de contact et d’échanges. Pourquoi étaient-ils tous aussi sombres ? Il les voyait en tons de gris, pareils au ciel hivernal pollué de la grande ville où il résidait.


* * *


Regarder passer la masse qui grouillait tous les matins, toujours à la même heure, toujours avec le même empressement. Tous ces gens pleins de vie ; eux qui avaient la force et la chance de travailler, de bouger, de côtoyer leur prochain. Ils étaient si beaux, ils lui faisaient envie, elle qui était désœuvrée, cloisonnée dans ce petit appartement, au second étage d’un immeuble aussi charmant que vieillissant, vestige de temps reculés. Ils étaient son ciel, son arc-en-ciel en dizaines et en dizaines de couleurs ; son plaisir.
Mais il y avait une exception : Lui. Il passait aussi tous les matins mais Il semblait triste, lèvres soudées à son menton. Pour Lui, le plaisir semblait être un mot banni, un mot qu’il ne faudrait surtout pas illustrer par un sourire, par un rire ou par un regard pétillant. Il avançait, les épaules repliées, fermé aux autres. Il tournait régulièrement la tête pour les observer avec défiance. Elle ne comprenait pas. Comment était-il possible d’être aussi différent des autres ? Surtout quand tous ces autres étaient des lumières chatoyantes, des flammes en hiver éclairant et réchauffant les cœurs. Que pourrait-elle faire de ce pauvre point noir sur son rideau de joie ?


* * *


Ce jour-là, il avait tourné la tête là où jamais il ne l’avait fait auparavant, et il l’avait vue. Magnifique ! Étoile du Nord dans son ciel éteint, scintillante comme un phare ! Elle était rouge ! Elle était bleue !Elle était jaune ! Il oubliait déjà tous ces aigris, ces gris. Il ne voyait plus qu’Elle... Il souriait largement, sans oser s’arrêter. Elle était si belle, son tendre regard, posé sur lui, était si profond ; ses lèvres semblaient épeler son nom pour l’appeler… Il aurait voulu s’envoler de ce banc de poisseux, mais il n’en avait pas la force. Ce n’était pas si grave, Elle lui avait rendu un peu d’espoir, donné un peu de teinte à sa journée. Les couleurs n’avaient pas toutes disparu !


* * *


Un jour, ce pauvre esprit égaré avait regardé vers son balcon. Elle l’avait observé, partagée entre joie et mélancolie. Il semblait tellement loin, tellement froid, tellement terne. Sa mine presque impassible avait dessiné une petite grimace ; Il l’avait bel et bien remarquée. C’était peut-être le tournant qu’elle attendait. C’était peut-être grâce à Luiqu’elle sortirait de son quotidien monotone. Elle aurait voulu lui faire un signe, mais elle n’osait pas. Elle avait peur, pourtant elle voulait l’aider, et s’aider par la même !
Demain elle serait là, comme chaque jour, et lui passerait en face comme à chaque fois. Oui ! Mais ce demain-là serait le début de tout !


* * *


Un nouveau soleil, se dessinant avec peine dans le ciel blanc-gris, rayonnait à travers les nuages comme on regardait par une serrure. Il était fidèle à lui-même, et les autres aussi. Tous là. Toujours aussi glacés. L’hiver c’était eux qui le créaient !
Il y était presque. Presque arrivé devant l’immeuble où Elle habitait. Il n’osait pas encore regarder. Il attendrait d’être bien en face. Aujourd’hui il s’arrêterait ! La foudre daignerait bien s’abattre, cette fois, quand il poserait son regard prolétaire sur cette majesté improbable, quand il s’aveuglerait à l’admirer sans protection.


* * *


Là-bas ! C’était Lui !


Rien n’avait changé depuis la veille si ce n’était qu’Il venait de s’arrêter, comme ancré au milieu de la tempête de monde. Il avait levé la tête vers elle, Il la fixait. Elle savait qu’il n’était pas trop tard pour le sauver de ce mal qui le rongeait. Elle savait qu’Il cherchait, fusse inconsciemment, à s’en libérer. Elle lui sourit largement et, levant lentement la main, lui fit un signe du doigt. « Viens, viens mon petit !» Pensa-t-elle.